Chez les Bafou, E’nang-leng est une des étapes de l’ascension sociale d’un individu. C’est un rituel qui permet à l’homme d’affirmer sa responsabilité et sa reconnaissance envers ses parents ou son tê-nkap. On peut s’assoir sur la chaise dans trois cas de figure:
- La chaise chez le père géniteur ( *aleng m’bah mo’oh moo* )
- La chaise chez le Têh-nkap ( *aleng m’bah tê-nkap* )
- La chaise d’installation d’un hériter comme nouveau chef de famille ( *aleng ngang m’bah* ).
1. *La chaise chez le père géniteur* :
D’après la tradition Bafou, chaque être humain est moralement redevable vis-à-vis de son géniteur, du fait de lui avoir donné la vie et pris soin de son éducation. A un certain niveau de son ascension sociale, le fils doit retourner chez son père pour lui manifester sa gratitude en s’asseyant sur la chaise dans la concession de ce dernier. Au cas où le père géniteur est déjà décédé, le successeur le remplace valablement.
Signalons que si le père (ou son successeur) ne s’est pas encore lui-même assis sur la chaise chez ses parents, il n’a pas le droit d’organiser dans sa concession une cérémonie de E’nang-leng. Dans ce cas, le fils qui désire s’asseoir sur la chaise ira plutôt le faire chez son grand-père et non plus chez son père ( *aleng m’bah mo’oh moo ndieh* ) .
2. *La chaise chez le Tè-nkap* :
A l’époque de nos ancêtres, certains dignitaires du groupement Bafou ramenaient des personnes d’autres contrés ou d’autres familles (hommes ou femmes) pour travailler à leur propre compte dans les plantations ou comme domestiques de maisons. Une femme pouvait être vendue par son marie pour payer une dette, un père pouvait faire de même pour un enfant afin de résoudre un problème financier, etc. Ces personnes étaient considérées comme une propriété de leur tuteur d’origine, et leur restaient redevables au fil des générations. Le Tè-nkap est alors considéré, comme le nouveau propriétaire avec droit de vie ou de mort, ou dans une certaine mesure, comme le maître dans le cadre d’une relation de maître à esclave. Acheter un esclave était donc un investissement *ad eternam* étendue sur l’esclave direct et toute sa descendance.
Tê-nkap veut donc littéralement dire *le propriétaire grâce à son argent ou du fait de son argent* , tandis que le filleul (ou l’esclave) est appelé *Etsou-nkap* (la fortune, le bien, la propriété).
Tous les descendants des personnes issues de ce genre de transactions devaient payer un tribut à leur maître et même à une autre personne désignée par ce dernier au cas où il décède. Comme la femme est appelée à se marier, toute sa descendance va payer ce tribut à perpétuité chez ce maître et chez sa descendance.
Quant à l’homme, il paie ce tribut pour lui seul et cela s’arrête puisqu’il ne « produit » pas d’enfants au sens de la femme. Mais avant tout, on devait donner une grosse chèvre au Tè-nkap pendant la dot de sa femme.
La relation avec le Tè-nkap peut être soit du côté maternel, soit du côté paternel. La tradition Bafou ne donne pas la possibilité d’un affranchissement du lien maternel, et s’assoir sur la chaise chez le Tè-nkap du côté de sa mère n’a aucune conséquence sur le lien de dépendance. Par contre, si le lien est du côté paternel, E’nang-leng permet de mettre fin à cette dépendance générationnelle et de couper ainsi définitivement les liens de soumission. Il s’agit donc d’une forme d’affranchissement qui rend le sujet désormais détaché de son maître et socialement responsable et indépendant.
3. *La chaise d’installation d’un héritier comme nouveau chef de famille* :
Un être humain vient toujours de quelque part. D’après la tradition Bafou, lorsqu’un nouveau successeur est installé dans une famille, il doit retourner dans la concession d’origine de son père pour s’assoir sur la chaise. C’est une sorte de retour aux sources qui permet de pérenniser la lignée familiale. En réalité, il s’agit de la cérémonie d’installation officielle du successeur sur la chaise du père et c’est l’occasion pour ses frères et sœurs devenus désormais ses enfants, de venir lui faire allégeance. Il peut profiter de l’occasion pour ennoblir certains de ses « enfants » en leur attribuant des titres. Les personnes ainsi ennoblies s’asseyent aussi sur leur chaise le même jour. Les ma’ah du nouveau chef de famille doivent avoir les sacs traditionnels (Mb’ôh) et des queues de cheval (S’hang-leu’ôh).
4. *Déroulement de la cérémonie proprement dite* :
Pour la cérémonie proprement dite de E’nang-leng, il faut déjà noter qu’elle n’est exigée qu’une fois le garçon marié. Le postulant doit apporter des cadeaux composés d’un bouc castré, un porc qu’on tuera et dont le Tê-nkap aura la partie postérieure comprenant les deux cuisses (uniquement exigible pour la chaise chez le Tè-Nkap). Le reste sera partagé aux personnes présentes.de la nourriture cuite, de la boisson, du sel, une tine d'huile de palme, deux gousses de Ndeuh-Ndeuh, de la poudre d’acajou (E’peuh) et une somme d'argent dont le montant n'est pas déterminé. Le bouc sera immolé en signe de sacrifice, afin de signifier aux ancêtres qu'un fils de la famille s'assoit sur sa chaise. Il doit également apporter à son père ou, le cas échéant à l’héritier de celui-ci, à son Tê-nkap, deux sièges traditionnels à trois pieds sculptés dans un bois local (Ako’oh). Il doit également apporter pour la cérémonie, deux grands boubous traditionnels et deux chapeaux assortis, et éventuellement des parures (colliers, bracelets), deux verres à boire en corne de bélier (n’dong), etc…
Le rituel consiste pour le postulant, à présenter ces cadeaux à son père ou à son Têh-Nkap. *L’apogée de la cérémonie se situe généralement à l’intersection entre l’acte d’immoler le bouc castré et la destination de son sang qui coule sur le sol, pour matérialiser l’attachement du fils à ses origines, la terre de cette concession qui l’a vu naître et l’adobe comme dignitaire et ayant-droit de la famille*.
Par la suite, et à l’aide des boubous apportés pour la cérémonie, le père (ou le Tëh-Nkap) s’habillera d’abord, puis habillera ensuite le postulant. Il le fera asseoir sept fois sur le Ako’oh en prononçant à son endroit des paroles de gloire et de bénédiction. Le père va s’assoir à son tour sur le deuxième tabouret et boira du vin de raphia dans le verre en corne de bouc en compagnie de son fils. Le fils rentrera dans sa concession avec le 1er siège traditionnel et laissera le 2e chez son père pour signifier qu’il ne manquera jamais de siège où s’asseoir quand il viendra rendre visite à son parent. Il en sera de même de tout ce qu’il avait apporté en double au père. Le fils devra ensuite couvrir la chaise (E’ndziag-ne leung) c’est-à-dire y déposer l’argent que le père empochera. A l’heure du repas, il devra distribuer de l’argent à tous ceux qui assistent à la cérémonie et surtout aux femmes qui ne manqueront pas d’entonner des chansons de glorification.
Signalons pour terminer qu’en cas d’anoblissement, le Mbô’h des Maha (sacs traditionnels) doit être achetés par le père nouvellement installé, alors que chaque personne anoblie se charge de l’achat de sa queue de cheval, de l’achat de son Ako’oh (chaise traditionnelle), ainsi que de l’argent pour couvrir sa chaise.
En définitive, la cérémonie de E’nang-leng vise à ramener l’homme sur les traces de ses origines, et permet de seller les liens avec la lignée familiale. Cependant, si le retour d’un fils vers ses origines paternelles parait être tout à fait compréhensible, les liens avec le Tê-nkap et toutes les exigences qui y sont associés, sont de nos jours fortement remises en question, car il s’agit des relations éloignées dont les origines sont parfois non-expliquées. Comment comprendre que des malheurs arrivent à des familles à cause d’un parrain avec qui il n’existe aucun lien de sang ?
Merci de vous être abreuvés une fois de plus au bouillon de ce dimanche matin. N’oubliez surtout pas, nos traditions s’invitent aujourd’hui au rendez-vous des grandes civilisations mondiales et dévoient être à la hauteur et mériter une identité digne et noble. Pour cela, nous devons être les véritables ambassadeurs de ce patrimoine qui marque notre identité. Pourtant, une question continue de s’inviter dans les débats : « Comment défendre une culture si l’on ne la comprend pas, si non ne la maîtrise pas ?» C’est pour cette raison que nos associations culturelles doivent plus que jamais étendre leurs missions à la formation et au débat culturel, pour que vivent notre culture, nos racines… Merci et à dimanche prochain pour une autre marmite bien pimentée.
*Mooh Sob Ndoungue Eric Géraud NOUPOUWO*
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